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Les femmes pêcheuses construisent la justice climatique et l’égalité de genre dans le delta du Saloum

Promouvoir une transition énergétique juste, ancrée dans l'action locale

4800 femmes pêcheuses dans le delta du Saloum au Sénégal mènent une transition climatique et énergétique face à la montée des eaux, la salinisation des sols, la surpêche industrielle et l’accroissement agressif de l’industrie de farine de poisson. Leurs pratiques de pêche artisanale créent non seulement des emplois locaux, mais elles nourrissent également les populations les plus vulnérables et permettent la survie économique de nombreuses familles.

Grâce à l’appui de l’association Enda Graf Sahel, ces femmes restaurent et développent une pêche durable et des pratiques économes en énergie pour la transformation des coquillages de mangrove et des petits poissons comme la sardinelle. Elles ont été formées pour combiner la collecte des coquillages avec le reboisement des mangroves et l’ensemencement des arches ou palourdes, activités indispensables à la préservation de l’environnement et la régénération des ressources. Et maintenant, les femmes utilisent des fours collectifs améliorés et plus de 200 foyers domestiques économes en énergie pour cuisiner, fumer, sécher et transformer le poisson et les crustacés. Les foyers nécessitent moins de bois, ce qui réduit les émissions de CO2, les risques pour la santé et les coûts de combustible. Elles espèrent évoluer vers des équipements entièrement alimentés à l’énergie solaire afin d’éliminer complètement l’utilisation du bois dans les pratiques de transformation.

Transformation des coquillages par les femmes de la Federation des GIE de Niodior.

Zoe Brent & Fatou Ndoye

Grâce à un programme de formation visant à renforcer les capacités de leadership et de gestion, les femmes pêcheuses siègent désormais dans les comités de gestion des ressources et les conseils municipaux. Pourtant, il en faut plus pour que les autorités locales et étatiques répondent à leurs préoccupations concernant la surpêche et les usines de farine de poisson. Néanmoins, un changement culturel est en cours, car la recherche-action d’Enda Graf Sahel a particulièrement sensibilisé les jeunes hommes à la lourde charge de travail des femmes, les motivant à assumer certaines tâches ménagères, comme aller chercher de l’eau, emmener les enfants à l’école et travailler dans les potagers.

Les impacts de la surpêche dans les zones côtières sénégalaises 

Alors que la crise climatique s’aggrave, l’océan devient à la fois l’objet de profond ravageas écologiques et un lieu d’opportunité pour des stratégies d’adaptation et d’atténuation du changement climatique. Il n’y a peut-être pas d’endroit où cette épée à double tranchant s’exprime plus fortement que le long du littoral et dans le Delta du Saloum. Quelques 80% des protéines consommées dans le pays proviennent du poisson et le secteur de la pêche fournit près de 700 000 emplois. Une culture profondément façonnée et soutenue par sa relation avec la mer s’est retrouvée au milieu d’une ruée mondiale des grandes entreprises qui épuisent les ressources océaniques les unes après les autres.

Le monde considère de plus en plus la pisciculture comme une « alternative à la protéine de viande saine et respectueuse du climat, un moyen de protéger les stocks océaniques et de « résoudre la faim dans le monde » ». Cependant, comme le révèle New Internationalist, « la plupart des consommateurs ignorent que les espèces de poissons pélagiques sauvages sont un ingrédient clé pour les poissons d’élevage carnivores – comme le bar et le saumon – et représentent désormais 30% des prises mondiales ».[1] Le Sénégal est devenu le point phare de l’industrie de la farine de poisson et de l’appétit pour les petits poissons qui l’accompagne.

Aujourd’hui, l’expansion rapide des usines de farine de poisson et des usines de congélation de ces poissons côtiers, principalement la sardinelle, accroît la surpêche et crée une concurrence pour les prises locales entre les poissonniers traditionnels et les femmes transformatrices.[2] En plus de cela, les fumées nocives et le déversement de déchets toxiques par ces usines exacerbent les problèmes environnementaux et détruisent les économies touristiques locales.[3] Les richesses en poissons, crustacés et mollusques sont également très affectées par l’épuisement des ressources halieutiques dû à la demande en farine de poisson ainsi que par les effets du changement climatique, notamment l’élévation du niveau de la mer et l’érosion côtière. Ces impacts climatiques ont également poussé de nombreux hommes à quitter leurs villages pour travailler dans les zones urbaines ou à migrer, souvent illégalement, vers les pays européens. Cette situation renforce les difficultés des femmes, qui se retrouvent seules face aux nombreuses contraintes dues aux crises climatique et économique.

Face à ces évolutions inquiétantes, les pêcheuses, transformatrices de poisson et vendeuses du delta du Saloum démontrent qu’une autre façon de remodeler le secteur de la pêche, via une transition énergétique fondée sur la justice climatique et l’égalité de genre, est possible.

Construire la justice climatique et l’égalité de genre

En 1981, le delta du Saloum a été classé réserve de biosphère et en 2011, l’UNESCO a inscrit la zone sur sa liste du patrimoine mondial en raison de sa biodiversité exceptionnelle et de son occupation humaine très ancienne. Les forêts de mangroves et la vie marine du delta fournissent des emplois, du combustible, de la nourriture et une protection de l’environnement aux résident·e·s du delta. Les mangroves sont essentielles à la protection contre l’érosion côtière et les monticules de coquillages (amas coquilliers) résultant de la collecte et de la pêche traditionnelles ont créé un certain nombre d’îlots qui aident à stabiliser les terres et les canaux du delta.[4]

Remise de foyers améliorés aux pêcheuses de Djilor. GIE de Nanoor et Salan Sedar.

Face à la montée des eaux, la salinisation des sols, la surpêche industrielle et l’accroissement agressif de l’industrie de farine de poisson, les femmes pêcheuses de sept villages du delta du Saloum s’emploient à restaurer et à développer des pratiques de pêche et de transformation durables des coquillages de mangrove. En collaboration avec l’association Enda Graf Sahel[5], quelque 4 800 femmes portent une transition énergétique dans leur secteur. Elles ramassent, fument et sèchent principalement les huîtres, les mollusques dits arches ou palourdes et autres types de coquillages. Elles approvisionnent les marchés locaux et régionaux, garantissant l’accès à des aliments nutritifs pour les populations les plus vulnérables, notamment celles vivant loin des zones côtières. Cependant, ce traitement nécessite des ressources énergétiques importantes et peut contribuer à la déforestation des forêts de mangrove. C’est pourquoi conjuguer transition énergétique et pêche artisanale est la clé de la justice climatique.

Afin de réduire les besoins énergétiques des femmes, Enda Graf Sahel a conçu et aidé à faciliter l’accès à des fours améliorés à usage collectif ainsi qu’à des foyers améliorés plus petits pour les usages domestiques. Les nouveaux fours et foyers nécessitent moins de bois de chauffage et sont plus ergonomiques. Grâce à des bailleurs de fonds publics et privés, ainsi qu’à une subvention du Prix Solutions Genre et Climat en 2016, plus de 200 foyers améliorés ont été produits par des artisans locaux et mis à disposition des pêcheuses du delta du Saloum. Le nouvel équipement réduit également la pénibilité du travail des femmes et l’incidence des maladies respiratoires causées par la fumée.

Réduire les émissions de COet reboiser les mangroves

L’utilisation de foyers améliorés réduit la quantité de bois brûlé d’environ 75% et diminue donc les émissions de CO2. Cela améliore également la qualité des produits. Les méthodes de transformation précédentes consistaient à étaler le poisson sur le sol et à le braiser avec de la paille ou de petits morceaux de bois. Maintenant, les poissons sont placés sur un gril à l’intérieur des nouveaux fours en béton. Les foyers améliorés pour les familles sont en métal, plus petits, et facilitent la cuisson des repas.

Le travail des femmes pêcheuses en faveur de la justice climatique ne se limite pas à la simple réduction de la consommation de combustibles. Les femmes se chargent du reboisement de la mangrove, pour garantir la reproduction des ressources qui en dépendent. La récolte de coquillages est toujours associée à des activités de reboisement de la mangrove et d’ensemencement des arches ou palourdes, activités culturellement réalisées annuellement par les femmes, et indispensables à la préservation de l’environnement.

Reboisement de la mangrove par les pêcheuses de Djilor.

 

Les femmes prennent la direction de l’économie locale de la pêche

Outre la réduction des émissions de CO2, les fours et poêles améliorés apportent des avantages économiques, car les femmes doivent dépenser moins d’argent en combustible. Bien qu’aucune étude n’ait été réalisée pour quantifier précisément les revenus supplémentaires générés, la baisse des coûts du combustible est importante car la pêche traditionnelle joue un rôle fondamental dans la sécurité alimentaire de la population en général et des groupes vulnérables en particulier. La nouvelle technologie rend également ces emplois plus attractifs et viables pour les jeunes, réduisant ainsi les incitations à l’émigration. En étant présentes sur toute la chaîne de valeur, de la collecte des coquillages à la transformation, en passant par la vente, les femmes contribuent au maintien et au développement de l’économie locale, créant des emplois pour une grande partie de la population.

Une recherche-action menée par Enda Graf Sahel en 2013 auprès d’environ 600 personnes s’est penchée sur le rôle et la contribution socio-économique des femmes dans le secteur de la pêche dans les quatre plus grandes zones de pêche du Sénégal. Cette étude a montré que la transformation des produits de la pêche est essentielle pour assurer la sécurité alimentaire du pays, la création d’emplois locaux et la survie économique de nombreux foyers. Elle a également montré qu’il existe une tendance générale à la précarité croissante des femmes dans cette industrie, à mesure que les stocks de poissons s’épuisent. Les femmes tendent à devenir ouvrières dans les usines de farine de poisson et elles perdent leurs revenus, ainsi que leur autonomie économique et politique. L’influence croissante des usines de farine de poisson et de la surpêche suggère qu’il est nécessaire de procéder à une transformation sociopolitique plus profonde, afin de consolider les impacts de la transition énergétique en cours dans les pêcheries du delta du Saloum.

Séchage solaire des poissons dans la coopérative de produits halieutiques de Fimela.

 

Les femmes revendiquent l’accès à la prise de décision

Dans le secteur de la pêche, la majorité des structures représentatives sont gérées par des hommes. Même si les femmes sont plus nombreuses que les hommes dans les organisations, elles ne sont pas représentées dans les organes de décision, tels que les comités de Gestion. Pour cette raison, Enda Graf Sahel a initié un programme de formation pour renforcer les capacités de leadership des femmes (individuelles comme collectives) et leurs compétences en gestion organisationnelle. La formation s’est déroulée en présence d’hommes. Les femmes revendiquent alors leur place dans les comités exécutifs en se présentant aux élections ; dans certains cas, des quotas ont été établis, ce qui a facilité l’accès des femmes aux différentes instances de décision. De plus en plus de femmes sont élues aux conseils municipaux, grâce à la formation qu’elles ont reçue en matière de leadership, de politique de décentralisation, de budgétisation sensible au genre et d’autres sujets. Elles sont désormais en mesure de faire valoir les revendications des pêcheuses et transformatrices. Mais malgré leur présence, les autorités locales ne prennent toujours pas en compte nombre de leurs préoccupations. Par exemple, les élus continuent d’accorder des terres à des investisseurs pour y implanter des usines de farine de poisson, qui nécessitent de grandes quantités de poisson, créent la concurrence et épuisent la ressource et détruisent l’écosystème.

Pour renforcer davantage le pouvoir politique des pêcheuses, Enda Graf Sahel a mis en place un réseau national (REFEPAS) regroupant toutes les femmes du secteur de la pêche. Ce réseau est aujourd’hui présent dans sept régions maritimes du Sénégal. Il mobilise 30 000 membres et appelle les décideurs politiques à s’attaquer aux problèmes tels que l’impact négatif des usines de farine de poisson et l’octroi par le gouvernement de licences de pêche aux bateaux étrangers, ce qui provoque la surpêche. Ce réseau vise également à obtenir la reconnaissance officielle et la réglementation du métier de la transformation des crustacés et des produits halieutiques et une certification professionnelle qui ne peut être obtenue qu’après avoir suivi une formation technique et sanitaire.

Aborder la division du travail entre hommes et femmes

Bien sûr, la formalisation du travail des femmes dans le secteur de la pêche ne reconnaît qu’une partie du travail total qu’elles effectuent. Pour rendre cela visible, Enda Graf Sahel a participé à la réalisation d’une recherche-action pour mettre en lumière la charge de travail des femmes dans les villages du delta du Saloum. Les femmes sont responsables de la production économique, du travail domestique à la maison et des soins quotidiens de la famille et de la communauté. En plus de ces trois rôles, on attend également d’elles qu’elles prennent soin de l’environnement local. Le partage des résultats de cette recherche-action a rendu les hommes – en particulier les jeunes – plus sensibles à la lourde charge de travail des femmes et les a motivés à s’impliquer dans certaines tâches ménagères, comme aller chercher de l’eau, emmener les enfants à l’école et travailler dans les potagers. Les résultats ont été communiqués dans des films et des pièces de théâtre, afin de sensibiliser le grand public. Cela a conduit à une réduction de la violence domestique ainsi qu’à une répartition plus équitable des tâches ménagères dans les ménages qui ont participé aux ateliers.

Conclusions

Enda Graf Sahel et les participant·e·s au projet considèrent les fours et foyers améliorés comme une étape importante mais insuffisante dans leur transition énergétique. Ils espèrent évoluer vers des équipements entièrement alimentés à l’énergie solaire afin d’éliminer complètement l’utilisation du bois dans la transformation du poisson. Cependant, les progrès sont lents car ce changement nécessite un investissement financier important ainsi qu’une formation pour que les pêcheuses puissent utiliser la technologie solaire dans leur travail.

Les fours économes en énergie ne sont qu’un aspect au sein d’un projet plus large, qui vise à la fois à réduire l’impact environnemental du secteur de la pêche dans le delta du Saloum sans simplement déplacer ou externaliser les conséquences écologiques – tel que le développement de l’aquaculture à l’échelle mondiale – et à renforcer les économies locales en assurant la stabilité de l’emploi et la dignité des pêcheuses.

Contrairement aux usines de farine de poisson et à la surpêche en cours dans les eaux ouest-africaines, les initiatives de transition énergétique et de reboisement de la mangrove facilitées par Enda Graf Sahel encouragent d’importants changements sociopolitiques qui sont essentiels pour construire une justice climatique et l’égalité de genre.

Resources

[1] Hazel Healy, ‘The Disappearing Senegalese Sardines’, New Internationalist, Octobre 2021, https://newint.org/immersive/2021/09/20/disappearing-senegalese-sardines-fjf.

[2] Greenpeace, ‘A Waste of Fish. Food Security under Threat from the Fishmeal and Fish Oil Industry in West Africa’ (Greenpeace Africa and Greenpeace International, 2019), 16, https://www.greenpeace.org/static/planet4-international-stateless/2019/06/56fbee4b-a-waste-of-fish-report-en-high-res.pdf.

[3] Mustapha Manneh, Louise Hunt and Jessica Aldred, ‘A Foreign-Owned Fishmeal Factory Causes a Stink in Senegal’, Earth Journalism Network, Novembre 2021, https://earthjournalism.net/stories/a-foreign-owned-fishmeal-factory-causes-a-stink-in-senegal.

[4] Voir: https://whc-unesco-org.eur.idm.oclc.org/en/list/1359/

[5] https://endagrafsahel.org/. Le travail décrit dans cet article est base en grande partie sur une entrevue avec Fatou Ndoye, la coordinatrice du projet chez Enda Graf Sahel.

À propos des auteures

Zoe Brent est chercheuse au sein de l’équipe Justice agraire de TNI, où elle travaille sur des questions liées aux ressources naturelles. Elle est titulaire d’une maîtrise en relations internationales de l’Universidad del Salva-dor à Buenos Aires, en Argentine. Brent poursuit actuellement son doctorat à l’Institut international d’études sociales (ISS) à La Haye, où ses recherches portent sur l’accès à la terre, les biens communs et la souveraineté alimentaire dans le nord global.

Fatou NDoye est sociologue, coordinatrice du Pôle Sécurité Alimentaire d’Enda Graf Sahel, et experte sur les questions liées au genre, climat et développement. NDoye travaille depuis 1997 pour Enda Graf Sahel, une ONG dédiée au développement social et économique des populations défavorisées au Sénégal. Elle soutient l’entrepreneuriat féminin et les chaînes de valeur durables dans l’agriculture, la pêche et l’élevage à petite échelle.

Coordination: Lavinia Steinfort
Édition: Sarah Finch
Traduction: Timothé Feodoroff

Cette étude de cas est une publication conjointe entre le Transnational Institute (TNI) et Women Engage for a Common Future (WECF).

 

 

 

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